dimanche 25 janvier 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle soie de sang de sceptre

Il était une fois un royaume où les rois étaient toujours très inquiets.

Le royaume était très ancien et ses traditions millénaires. Chaque fois qu’un roi mourait, le protocole fixait avec précision la méthode pour choisir un nouveau roi. On sortait avec force trompettes la grande urne royale du trésor, on l’installait sur le chariot électoral et la garde royale l’escortait à travers tout le pays. Le chariot de l’urne était suivi par le chariot des boules, elles aussi soigneusement entreposées dans les souterrains du château.

Chaque citoyen, quel que soit son âge ou son sexe devait alors prendre une boule dans le deuxième chariot, l’ouvrir et y glisser un bout de papier avec son nom, puis laisser tomber sa boule dans l’urne. Ceux qui ne savaient pas écrire se faisaient aider par un soldat et pareil pour ceux qui ne pouvaient pas encore ou plus - les bébés et les vieillards séniles. Il y avait bien quelques résistants qui essayaient de se cacher, mais ils étaient toujours dénoncés par leurs voisins, car plus il y avait de boules dans l’urne royale et moins on avait de chances de se faire tirer au sort. Même les soldats rechignaient à mettre leur boule dans l’urne, c’est dire.

En effet, personne ne voulait devenir roi du pays. Pour la simple et bonne raison qu’être désigné roi revenait à mourir assez vite. Le règne moyen durait trois mois et deux jours, selon les statistiques de l’office royal des comptes qui tenait ses livres à jour depuis plus de deux mille ans. Le règne le plus court avait duré un jour seulement et le règne le plus long n’avait jamais dépassé une année.

Très bizarrement, la population du royaume se maintenant à peu près au même niveau, bon an mal an, car le pays était plutôt isolé, avec peu de guerres de voisinage et peu d’épidémies. Les chances - ou plutôt les malchances - de chacun de devenir roi étaient relativement faibles et cela suffisait à la tranquillité du pays. Quelques révolutionnaires voulaient abolir la royauté ou au moins cette tradition électorale, mais ils étaient vite éliminés, sur ordre du chancelier.

Car c’était le chancelier qui dirigeait le pays. Cela permettait de résoudre les difficultés lorsque le roi était un bébé, un vieillard édenté ou un idiot de village, sans parler des gens malhonnêtes qui espéraient s’enrichir. Le roi servait quand même à quelque chose, car il fallait bien nommer un nouveau chancelier mourait de vieillesse, ce qui arrivait assez rarement heureusement. Formellement, l’avis du roi était toujours exigé pour n’importe quelle mesure, mais les chanceliers pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient car les rois, dès qu’ils étaient élus, ne pensaient qu’à une chose : profiter au maximum de leur courte espérance de vie en s’empiffrant, en buvant, en jouant pour essayer d’oublier leur funeste destin. Une procuration générale signée le premier joue était en général suffisante, sinon un croc en jambes en haut du grand escalier royal résolvait tous les problèmes. Le chancelier était d’ailleurs le seul du royaume à ne jamais mettre de boule dans l’urne royale.

Lorsque commence notre histoire, le chancelier Albert dirigeait le pays d’une main de fer. Il ne se souvenait même pas de qui était roi à ce moment. Quelle importance ! Cela ne changeait rien, de toutes façons. Le seul moment où il voyait le roi était au lever du soleil chaque jour pour le rite de la Roue. Puis en général le roi allait se rendormir et le chancelier allait dans son bureau. Ce matin-là, il avait mal dormi et il ne souriait pas en entrant dans la grande salle de l’horloge. Le roi était déjà là, titubant et soutenu par deux gardes. Le maître de la statistique annonça que cela faisait quatre mois et deux jours que le roi était roi, longue vie au roi et blablabla, et lui demanda de faire tourner la Roue.

La Roue était belle et immense. Elle remplissait tout le centre de la vaste rotonde. Elle était posée à l’horizontale sur un unique pied central qui lui permettait de tourner sans frottement. Ce mécanisme durait depuis l’aube des temps et n’avait jamais besoin d’être réparé ou même huilé. Le roi appuya comme chaque matin sur le levier royal et la Roue se mit à tourner, lentement au début, puis très vite avant de s’arrêter brusquement et sans aucune vibration, comme chaque matin. Le levier royal était placé au bord de la roue et les participants regardèrent d’un air blasé le motif de la Roue qui était maintenant le plus près du levier. Il y avait de nombreux motifs sur la Roue, certains occupant un tout petit arc de cercle et d’autres de larges portions de la Roue. Ce n’étaient jamais les mêmes. Tout se passait comme si les motifs se réarrangeaient à chaque cérémonie.

Ce matin-là donc, le motif qui s’afficha en face du levier fut le Noir. Le noir absolu. Le noir de la mort. Le roi n’eut pas le temps de hausser les sourcils qu’il était déjà décapité par le soldat de droite pendant que celui de gauche le tenait vaguement debout. Le maître de cérémonie annonça « Quatre mois et trois jours. Le roi est mort. »

Albert retourna dans son bureau. Il était un peu contrarié car chaque élection faisait perdre du temps à tout le monde.
Mais enfin un peu plus de quatre mois était au-delà de la moyenne, c’était déjà ça. La machine administrative était bien huilée, car il terminait juste de se servir s-on thé quand il entendit les trompettes annonçant le départ des chariots pour leur tournée électorale. Cela prendrait toute la journée. "Encore une de foutue", se dit-il.

On était en plein été et la tournée électorale avança vite. Lorsque les chariots revinrent au château, il n’était pas encore l’heure du thé de l’après-midi. Quelques curieux étaient venus dans la cour pour assister au tirage du roi. Le chancelier s’avança et ordonna que l’urne fût posée sur son piédestal au milieu de la cour. Aussitôt en place, l’urne se mit à tourner dans tous les sens et de plus en plus vite. C’était toujours un spectacle qui attirait certains spectateurs, à la fois émerveillés et inquiets pour eux-mêmes. Au bout de quelques minutes, l’urne s’arrêta et le chancelier ôta le petit bouchon. Comme d’habitude, une seule boule en tomba. Le chancelier referma l’urne qui fut aussitôt emportée par les soldats pour être vidée et remise en état. Puis le chancelier se baissa pour prendre la boule et la tendit au maître de cérémonie sans même l’ouvrir. Ce chancelier détestait ouvrir les boules, c’était devenu une manie chez lui. Le maître de cérémonie ouvrit la boule, en sortit le papier et lut à haute voix le nom du nouveau roi en ajoutant « Vive le Roi ! »

Le chancelier attendit patiemment qu’on lui amène le nouveau roi. Le nom ne lui avait rien dit, mais il ne connaissait que très peu de gens en fait. Il s’amusa à imaginer qui serait le prochain roi, mais il se trompait toujours de toutes façons.

C’est au coucher du soleil exactement que le nouveau roi fut amené au château. C’était une reine en fait. Très jolie et plutôt jeune. Une maîtresse d’école avec des yeux brillants d’intelligence et qui s’appelait Reine. Le chancelier eut un haussement de sourcil inquiet. La dernière fois qu’il avait dû côtoyer un roi passablement intelligent, cela avait failli mal tourner car celui-ci voulait lire les papiers avant de les signer. Il était tombé assez rapidement du grand escalier. Albert ne souhaitait pas que cela arrive à cette jolie reine mais il la surveillerait étroitement. La reine Reine fut applaudie avec soulagement par la population présente. Beaucoup la connaissaient grâce à leurs enfants et ils étaient tous soulagés que cela ne soit pas tombé sur eux. Ils la plaignaient un peu car elle était jeune et voulaient la voir une dernière fois. Les rois et les reines vivaient en effet souvent claustrés.

La reine sourit à son peuple, fit un clin d’oeil coquin au chancelier qui eut l’air un peu surpris, puis rentra dans ses appartements. Le maître de cérémonie s’empressait auprès d’elle, pour lui plaire et parce qu’elle lui plaisait. Après un délai décent, le chancelier s’annonça dans ses appartements. Il tenait à la main la procuration générale qu’il ne restait plus qu’à signer. Il lui expliqua l’intérêt de la chose pour elle, car les affaires étaient fatigantes et demandaient de l’expérience. La reine lui sourit et lui dit qu’elle allait évidemment la signer comme c’était la tradition, mais que la procuration ne serait valable qu’une semaine. Au bout de la semaine, il devrait revenir pour en faire signer une autre de la même durée, après une audience qui lui serait accordée pour expliquer ce qu’il avait fait pendant la semaine. Les sourcils du chancelier touchèrent presque ses cheveux, mais il décida que cela ne changerait rien et accepta que la reine Reine ajoute cette mention sur la procuration. Une semaine c’était long. La Roue pouvait tourner entretemps et si elle l’embêtait il restait toujours le grand escalier.

Albert repartit assez vite dans son bureau et se remit au travail. C’était un incident fâcheux, mais il avait vu tellement de rois déjà que cela n’avait pas beaucoup d’importance.

Le lendemain matin, pour la cérémonie de la Rouie, Albert remarqua quelques changements. Le décor était plus chaleureux et du public avait été convié et était présent malgré l’heure matinale. La reine Reine était resplendissante dans une robe chatoyante et même les soldats souriaient. Le maître de cérémonie était tout rouge. "Visiblement, ils sont déjà conquis", se dit Albert. "En plus elle a l’air d’avoir bien dormi ! ». Reine appuya sur le levier et la Roue tourna. Très peu de temps. Puis la Roue s’arrêta sur un motif doré qu’il n’avait jamais vu : un chevalier en armure, sur son cheval, en train de galoper vers le spectateur, une lance de tournoi en l'air. Il était petit, comme s’il était loin, mais il était dessiné avec un réalisme parfait. La reine eut un sourire, salua Albert et se retira. Le chancelier soupira et alla prendre son thé pour bien commencer la journée.

Il ne revit pas la reine de toute la semaine, sauf chaque matin pour la cérémonie de la Roue. Chaque jour le même motif avec le chevalier apparaissait. Il avait l’impression que c’était exactement le même pourtant quelque chose le dérangeait. C’est le septième jour qu’il découvrit enfin ce qui l’avait perturbé : le chevalier bougeait un peu, sa bannière flottait au vent et il s’était rapproché. Même la portion dorée de la Roue devant le levier s’était agrandie. Il allait repartir dans son bureau quand la reine l’interpella ;

- Chancelier ? demanda-t-elle d’un ton amusé
- Oui ma reine ? répondit-il interloqué
- N’oubliez-vous pas quelque chose ? Cela fait une semaine que je suis reine.
- Euh... votre altesse ? bredouilla-t-il
- Et votre procuration ? Elle est sans effet depuis ce matin. Je vous attends dans mes appartements dans une demi-heure pour le compte rendu de vos activités ! lui annonça-t-elle sans trembler.

Albert ne sut quoi répondre. C’était inqualifiable. Il avait complètement oublié ce caprice. Il préféra ne rien dire et sortit de la salle de la Roue. Une demi-heure après il était introduit devant la reine qui le fit évidemment patienter quelques minutes difficiles à supporter pour un Albert de plus en plus bouillant. Il pensait que leur réunion allait être courte et il avait prévu pour la dégoûter de lui parler des nécessaires travaux de réfection des égouts et du calcul de la taxe sur les mètres carrés occupés par des meubles. Elle allait vite se décourager se dit-il.

Mais la réunion dura trois heures et Albert en sortit lessivé. Elle avait posé de multiples questions, proposé d’autres mesures - dont il ne tiendrait évidemment aucun compte - et signé sa procuration pour une nouvelle semaine seulement à la toute fin de la réunion. Albert était furieux. Il se servit un verre de vieille poire dans son bureau et se mit à réfléchir. Il était encore dans la force de l’âge et pouvait gouverner encore longtemps. Il se promit d’attendre encore une semaine, histoire de voir ce que ferait la Roue. Après ce serait le grand escalier !

La semaine fut éprouvante pour Albert car les problèmes s’empilaient sur son bureau. Et chaque matin, c’était clair maintenant, le chevalier doré se rapprochait. A la fin de la semaine, il occupait presque la moitié de la Roue et on discernait de mieux en mieux tous les détails de son armure. A chaque fois qu’Albert le regardait, il avait l’impression que la lance du chevalier descendait un peu plus.

Albert prit sa décision le jour de son deuxième entretien avec la reine. Il avait préparé ses dossiers mais il dut rester quatre heures dans son cabinet de travail, celui qu’elle avait fait construire dans une pièce inoccupée de ses appartements. S’empilaient là des documents de toutes sortes dont il ne connaissait pas l’origine. Il commençait à soupçonner le maitre de cérémonie de jouer double jeu. La reine ne signa la procuration pour une semaine supplémentaire qu’à la condition expresse qu’il mette en oeuvre ce qu’elle avait décidé - et qu’il n’avait évidemment pas appliqué la semaine d’avant. Albert, avait dépassé le stade de la fureur ultime. Il décida donc de l’emmener en haut du grand escalier le lendemain matin, après la cérémonie de la Roue. C’en était trop. Si la Roue n’agissait pas, il le ferait à sa place.

Le chancelier se leva plus tôt que d’habitude ce matin-là. Il voulait être habillé en grande tenue pour ce jour important. Quand il arriva dans la salle de la Roue, il était encore le premier. Il en profita pour regarder la Roue un peu plus en détail. Avait-elle trouvé un moyen de trafique la Roue ? Non c’était impossible, se rassura-t-il. Elle avait de la chance c’est tout. Il regarda le chevalier. Celui-ci avait encore grandi depuis la veille. Il occupait maintenant presque toute la Roue, sauf un tout petit secteur tout blanc, comme si un brouillard empêchait de voir ce qu’il y avait en-desous. Le chevalier, vu de près, était terrifiant. On ne voyait toujours pas son visage mais on imaginait ses yeux injectés de sang et son rictus diabolique. Sa lance était maintenant parfaitement à l’horizontale. On n’en voyait plus que la pointe. Albert bougea un peu mais le chevalier semblait tourner avec lui. Albert déglutit. Il n’était pas entièrement rassuré mais cette inquiétude renforça sa détermination. La reine mourrait aujourd’hui.

La reine entra à ce moment précis. Les soldats qui l’accompagnaient se tenaient respectueusement à plusieurs pas d’elle et une assistance nombreuse remplit la salle. En quelques instants, la salle fut entièrement pleine. Seuls un cercle respectueux entourait la reine et le chancelier. Elle lui sourit et appuya sur le levier royal. La Roue tourna légèrement et le petit triangle blanc se retrouva en face d’elle. Le chancelier fut surpris. Et intéressé. Du nouveau, se dit-il ? La reine sourit encore lorsque le brouillard sur la Roue se leva. Apparut alors son visage. Le visage d’Albert. Puis tout alla très vite. Le chevalier se dressa au-dessus de la Roue, les yeux et la lances fixés sur le chancelier, et dans un galop d’enfer il embrocha Albert avant de s’évanouir dans le même mouvement.

La foule avait à peine eu le temps de crier d’effroi que tout fut terminé. Le chevalier avait disparu et la Roue était redevenue uniformément blanche. Le cadavre d’Albert commençait à refroidir. La reine eut un petit soupir fataliste puis retourna dans la salle du trône. Le maître de cérémonie demanda aux soldats de nettoyer la salle. On jeta le cadavre d’Albert du haut du grand escalier dans les douves du château.

Depuis ce jour, le pays est heureux. La reine aussi. Le maître de cérémonie encore plus. Il est devenu chancelier honorifique, à la non surprise générale, mais c’est la reine Reine qui dirige le pays, et en tant qu’époux de la Reine il trouve cela très satisfaisant. Chaque matin la Roue tourne. Le chevalier a disparu, remplacé par un ciel d’azur et de gueules parfois décoré de fleurs suivant les saisons. Tout le monde attend le premier anniversaire du règne de Reine, à la fois pour célébrer la prospérité retrouvée et le règne le plus long de l’Histoire.

L’ancien bureau d’Albert, très spacieux et très bien exposé est devenu une grande piscine à boules pour que les enfants du pays viennent s’y amuser, et de son côté l’urne est posée en permanence sur son piédestal dans la cour. Elle tourne sur elle-même dans tous les sens et jette des rayons lumineux qui en font un spectacle merveilleux pour lequel on vient de loin. Chaque fois que le petit prince héritier y pose la main, l’urne change de motif. Et il sourit et la reine qui le porte dans ses bars aussi.

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