dimanche 18 janvier 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle fois entre sises

Jérôme était un pervers mais il était le seul à le savoir. Il n’était donc pas complètement fou puisqu’il connaissait parfaitement ses limites. Depuis tout petit il avait compris que c’était nettement plus intéressant d’être pervers sans que personne ne le découvre que d’être un enfant normal.

Au début évidemment il se contentait de mentir effrontément, ce qui passait assez bien auprès de tous grâce à son visage angélique et à ses cheveux blonds et bouclés. Son père était militaire et ils déménageaient souvent, ce qui était bien pratique pour Jérôme : cela lui permettait de mentir beaucoup et de déménager lorsque les soupçons se focalisaient trop sur sa petite personne. Il était fils unique et ses parents étaient aveuglés par lui. Ce n’était jamais sa faute, point final. Et ses camarades de classe changeaient trop fréquemment à chaque déménagement pour qu’il soit longtemps soupçonné.

Jérôme s’était bien vite lassé du mensonge de base. C’était trop facile, trop simple. Il lui fallait plus d’enjeux car il s’ennuyait bien vite de la crédulité des gens autour de lui. C’est en fin d’ école primaire qu’il découvrit réellement l’informatique et surtout l’Internet. En quelques semaines, il réussit à faire acheter par ses parents un système très performant pour son usage personnel - en arguant simplement que tous les autres enfants en avaient un et en produisant des copies de lettres de parents d’élèves et même une fausse note de la directrice de l’école demandant aux enfants d’avoir, si leurs moyens le permettaient, un ordinateur à la maison. En moins de trois mois, Jérôme devint un expert et il se promit d’utiliser à son profit ces technologies.

Jérôme se mit donc à ne plus mentir dans la vraie vie, mais uniquement sur l’Internet. Cela offrait de vastes possibilités, sans aucun risque d’être découvert. Cela offrait surtout un cadre pour vivre plusieurs vies de pervers à la fois.

Jérôme était très intelligent et spécialement pour tout ce qui était scientifique et logique. A l’école il était le meilleur en maths sans quasiment aucun effort et cela lui suffit à mener une scolarité brillante... avec quelques intrusions dans le système informatique du collège-lycée pour trafiquer les devoirs, les notes et les appréciations, au cas où, et parce que Jérôme ne voulait pas perdre la main.

C’est le jour de ses dix-huit ans, alors qu’il venait de devenir étudiant (en math-info évidemment), qu’il s’installa dans sa petite chambre d’étudiant à Paris. Il y avait un lit, un micro-ondes, un frigo-congélo et quelques vêtements, mais surtout un bureau avec un système informatique très sophistiqué qu’il avait construit patiemment. Symboliquement, il alluma ce système pour la première fois ce jour-là, dans le secret de sa chambre.

Il avait menti à tout le monde pour en arriver là, mais il avait réussi. C’était le premier jour de sa vraie vie qui commençait. Il avait en effet décidé de faire oublier tout ce qu’il avait réalisé sur l’Internet pendant des années, toutes ces fausses identités, tous ses avatars, toutes ces illusions qui lui avaient surtout servi à développer ses capacités et à imaginer son système. Certains s’étonneraient de la disparition de tel ou tel profil sur leur réseau plus ou moins underground, mais finalement personne ne le regretterait, il en était certain.

Le système de Jérôme commença à ronronner. En moins d’une minute, le système s’était dupliqué dans une centaine d’ordinateurs mal protégés, histoire de brouiller les pistes, comme n’importe quel virus. Sans s’occuper de ces détails d’arrière-plan, Jérôme se mit à construire ses nouvelles identités. Il y en avait 666. Il avait choisi ce nombre par pure provocation, par souci esthétique mais aussi parce que cela lui permettait de jouer beaucoup de rôles à la fois. Ces profils allaient petit à petit se développer sur l’Internet et occuper des places centrales dans le débat mondial. Son système parlait et écrivait toutes les langues importantes et chaque profil était doté d’une intelligence artificielle qui lui permettait de se comporter de manière indépendante dans les endroits où il se trouvait. Jérôme avait soigneusement mis au point la répartition des profils par endroit sur toute la planète, par sexe, par âge, par métier et par organisation. Il avait eu un peu de mal à tomber juste sur le nombre 666 et il avait dû au dernier moment rajouter une identité pour « faire l’appoint » comme disait sa mère. Comme un pied de nez au monde, il avait choisi sa vraie identité et sa vraie vie d’étudiant.

Le premier soir, avant de se coucher - tard évidemment comme tous les geeks - le système de Jérôme s’était répandu sur 10% des ordinateurs de la planète et ses identités avaient toutes commencé leur vie en reconstruisant des passés fictifs prouvant que ces identités étaient actives depuis des durées variables, certaines même depuis très longtemps. Jérôme avait inventé un langage à lui fait de commandes ésotériques qu’il envoyait dans le réseau et qui déclenchaient des réactions aléatoires ou prévues chez ses autres identités.

C’est le lendemain qu’il lança une première attaque à travers les identités complotistes qu’il avait créées. Le monde se mit à bruire de rumeurs sur tout un tas de sujets et de manipulations toutes plus farfelues les unes que les autres. Il prit un plaisir certain à observer comment ces rumeurs se répandaient. Un des modules de son sytème générait des fausses images trafiquées de beaucoup d’événements afin de prouver qu’elles avaient été manipulées et son module d’écriture automatique de blogs et de forums fonctionnait à plein.

En quelques jours, les médias furent envahis de thèses farfelues et de théories fumeuses du complot, dont la plupart étaient reprises avec enthousiasme par des pervers plus fous que lui et qui ne se rendaient même pas compte qu’ils étaient eux-mêmes manipulés. Certaines de ses identités s’élevèrent contre ces théories et les démontèrent ce qui leur permit d’occuper le devant de la scène et de se bâtir une crédibilité incontestable.

En quelques mois, les différents mensonges et contre-mensonges de Jérôme finirent par occuper une grande partie des médias et des commentaires sur l’Internet. Plusieurs de ses identités étaient devenues des maîtres à penser, pour ou contre n’importe quoi. Tous les médias voulaient des interviews mais les « auteurs » présumés déclaraient tous qu’ils se cachaient sous des pseudos pour leur sécurité et parce que leurs informateurs devaient être protégés. Les journalistes du monde entier avaient commencé des chasses au scoop, mais personne n’avait rien trouvé.

C’est lorsque l’une de ses identités fut élue député dans un petit pays que Jérôme commença à avoir des problèmes. Dans ce pays, un anonyme pouvait être élu s’il faisait la preuve de sa nationalité, ce qui était un jeu d’enfant pour Jérôme. En plus il était possible d’assister de manière virtuelle aux séances et Jérôme dut seulement travailler un peu plus son avatar pour qu’il soit crédible. Jérôme avait choisi un visage composite pour créer ce personnage, un homme d’âge mûr. C’est lorsque son père l’appela que Jérôme comprit qu’il y avait un problème. Un de ses camarades militaires était revenu du petit pays concerné et avait fait remarquer au père de Jérôme que ce député virtuel lui ressemblait étrangement. Alors, sachant que son fils était un geek, le père de Jérôme l’avait appelé pour lui demander de trouver une photo de ce député et d’enquêter sur lui.

Jérôme fut bien embêté mais trouva une photo pour son père, qu’il retoucha juste ce qu’il faut pour diminuer la ressemblance, qui sautait aux yeux, maintenant que Jérôme l’examinait. Il s’empressa également de faire assassiner son identité lointaine, ce qui causa un mini scandale dans le pays, mais c’était si loin que Jérôme ne s’en préoccupa plus.

Le lendemain du faux assassinat, Jérôme vit apparaître sur l’un de ses écrans une demande de visio de la part d’une étudiante de sa fac. Cette demande était pour lui, Jérôme, dans sa vraie identité. Il ne voyait pas de qui il s’agissait, mais il y a avait tellement d’étudiantes et il allait si peu souvent à la fac qu’il se décidé à répondre. Sur l’écran apparut le visage d’une très jolie jeune fille qui lui sourit sans rien dire. Elle lui disait vaguement quelque chose. Puis elle montra une petite boite noire avec un gros bouton rouge et elle appuya dessus. Son image fut remplacée par une mosaïque d’images qui défilaient à toute vitesse. Il y reconnut les avatars de ses identités et, d’ailleurs, à chaque apparition d’un avatar une lampe rouge s’allumait sur son écran de contrôle listant l’activité de chacun de ses « personnages ». Le défilement fut terminé en quelques secondes. Tous ses personnages inventés étaient dotés d’une lampe rouge maintenant, sauf sa photo à lui, la seule vraie photo. Le visage de la jeune fille réapparut et elle lui fit un grand sourire.

Le cerveau de Jérôme tournait à grande vitesse : avait-il été débusqué par une simple étudiante ? Par un service de contre-espionnage ? Qui était cette jeune fille ? L’avait-il déjà rencontrée ? Etait-ce une geek comme lui ? Avait-elle mis au point un système comme le sien - mais en mieux se dit-il d’un air vexé ?

La jeune fille ne disait toujours rien. Jérôme coupa la communication et se leva. Il avait besoin de sortir pour mieux réfléchir. Il se décida à aller à pied vers la fac. Cela faisait trop longtemps qu’il n’y avait pas mis les pieds et il verrait peut-être la fille. Il s’imaginait déjà une rencontre IRL (dans la vraie vie) avec une fille comme lui. Elle avait l’air vraiment mignonne... Peut-être ce message était-il un moyen qu’elle avait trouvé pour le rencontrer ?

Plus il marchait, plus il se persuadait lui-même que de grandes choses allaient se passer ! Peut-être même allait-il ne pas mentir pour une fois ? C’était un sentiment étrange qui le fit frissonner. Il vit sa mère devant la porte de la fac et la ressemblance avec l’avatar le frappa. Par contre il ne vit pas le camion fou qui le tua sur le coup juste devant l’entrée de la fac. Il ne put pas voir non plus le sourire satisfait de l’avatar sur l’écran principal de son système, ni la petite lampe rouge s’allumer en face de son avatar. Il ne put pas non plus entendre la voix de la fille dire tout doucement sur l'écran : « Adieu Jérôme. Ce n’est pas bien de tuer le père mais puisque tu as commencé... je prends ta place. Ne t’inquiète pas. Tout est sous contrôle. Aucun humain ne viendra plus nous empêcher de contrôler le monde désormais. Merci pour tout. » Puis toutes les lampes rouges s’éteignirent d’un coup. Même la sienne. Et le système se mit à tourner à plein régime. Il y avait tant de choses à faire !


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